Histoire du village
Le Commissionnaire de Saint-Lazare
LE VERTUEUX CANGE,
ou
LE COMMISSIONNAIRE DE SAINT-LAZARE
La Terreur trouva sa justification dans les périls que courait la Révolution : insurrection fédéraliste des deux-tiers des Départements contre la dictature de Paris, soulèvement de la Vendée après la mort de Louis XVI, invasion de la France par les armées Autrichiennes et Prussiennes,...
La Loi du 22 Prairial An II (1) (10 Juin 1794) précisait que tout suspect méritait la mort, et la Commune de Paris définissait le suspect par ces mots : “ceux qui, n’ayant rien fait contre la Liberté n’ont aussi rien fait pour elle”. La Terreur fit environ 16.000 victimes.
Après la chute de Robespierre, principal initiateur de cette forme de gouvernement, le 9 Thermidor An II (27 Juillet 1794), Joseph CANGE, commissionnaire (2) à la Prison Saint-Lazare (3), connut une bien étrange célébrité.
On ne sait que peu de chose de la vie de ce personnage : certains le disaient né à Strasbourg, d’autres en Auvergne, et parfois il est appelé Ducange.
Joseph CANGE naquit à Sarrebourg le 19 Septembre 1753 (4), sixième des dix enfants de Nicolas Cange, agriculteur à Abreschviller. Les unions de la famille Cange prouvent son encrage dans ce village et sa région : son frère Toussaint épousa Catherine Raspiller, fille de Nicolas Raspiller, maître-verrier à Grand-Soldat, et de Anne Bournique ; Jean-Jacques Delaval, boulanger à Abreschviller et membre du Conseil Municipal en 1793 avait épousé Jeanne Cange.
On ignore comment Joseph Cange obtint un poste de commissionnaire à la prison Saint-Lazare pendant la Terreur. Mais il se trouva au coeur d’une affaire charitable bien peu de mise à cette époque, et qui aurait du lui coûter la vie : venir en aide à un suspect était un crime.
Les “Petites Affiches” du 11 Brumaire An III ( 1° Novembre 1794) racontent son histoire de la façon suivante : “ Cange s’était intéressé au sort d’un détenu plongé, lui et sa famille, dans la dernière indigence. Il fit porter 50 francs à sa femme de la part du mari et donna 50 francs au mari de la part de sa famille. Or, Cange ne possédait qu’un billet de 100 francs. Tel est l’usage qu’il en fit”. Or, quelques jours après, le 9 Thermidor, Robespierre était arrêté et exécuté et les prisons s’ouvraient : c’était la fin de la Terreur.
Ecrite par le dramaturge Michel-Jean SEDAINE, l’histoire de Cange fut portée à la Convention et lue par une députation. Le Président fit cette réponse : “ Nous applaudissons la générosité de Cange. Nous aimons en lui la vertu qui le caractérise”.
Cange fut alors l’homme à la mode, que tout le monde s’arrachait. Le peintre Pierre-Nicolas Legrand fit son portrait (5). Quatre pièces de théâtre furent écrites pour mettre en scène son extraordinaire générosité ; les poètes rivalisèrent de talent. Le 31 Octobre 1794, l’acteur Tiercelin obtint un immense succès en jouant la pièce de MM. Viller et Gauffé : “Cange, commissionnaire de Saint-Lazare” avec l’accent auvergnat, pour faire “plus peuple”.
Lorsqu’on sut que Cange , qui avait trois enfants, avait pris chez lui les trois enfants de son frère qui était soldat et dont la femme venait de mourir, le vertueux Cange devint l’homme le plus célèbre de Paris. D’autres auteurs se mirent à l’ouvrage : Julie Candeille, M. Gamas, Benoit-Joseph Marsollier et même le jeune Jean-Baptiste Chapdé qui n’avait encore que 15 ans et initiait ainsi une carrière prometteuse. Les poèmes de Boissy d’Anglas et de Michel-Jean Sedaine étaient lus dans les salons...
Ces pièces furent jouées à l’Opéra-Comique et dans toutes les salles de Paris. Cange et sa famille étaient invités aux premières de ces pièces, trônaient dans la loge d’honneur et, à l’appel des acteurs, le héros de la soirée se levait et s’inclinait modestement sous le poids des applaudissements de la foule.
Sa bonté et son désintéressement ne restèrent pas sans récompense puisque l’Assemblée lui attribua une gratification de 1.200 £.
On peut s’interroger sur le pourquoi d’un tel engouement.
Cange était un révolutionnaire. Le portrait qu’en fit Pierre-Nicolas Legrand nous le montre sous les traits d’une brute vulgaire. Il apparaissait comme le “révolutionnaire-type”. Son acte de générosité, vrai ou faux, rejaillissait sur tous les Révolutionnaires qui, à son image, devenaient de vertueux citoyens. Ecoutons Sedaine :
“ Oui, c’est dans cette classe autrefois dite obscure
Qu’on retrouve partout la sensible nature ;
De ces hommes de bien, d’un esprit ingénu,
Leur corps respire l’air, leur âme la vertu.”
Ce n’est pas tant Cange qui est magnifié que les révolutionnaires, ces grands pourvoyeurs de la guillotine, qui se trouvent absous.
Qu’on se souvienne que les députés de la Convention qui versaient des torrents de larmes au récit des générosités de Cange avaient, huit mois plus tôt, sous l’oeil terrifiant de Robespierre, en Novembre 1793, applaudi à la lecture de la lettre du Général Westermann écrite après sa victoire de Savenay sur les Vendéens : “ Il n’y a plus de Vendée...Elle est morte sous notre sabre avec ses femmes et ses enfants...J’ai écrasé les enfants sous les pieds de nos chevaux, massacré les femmes qui, au moins celles-là, n’enfanteront plus de brigands... La pitié n’est pas révolutionnaire...”.
Et le peuple de Paris s’était réjoui de l’exécution de la vieille comtesse du Barry, jadis maîtresse de Louis XV, à laquelle on prêtait ces mots : “De grâce, Monsieur le Bourreau, encore un petit moment”.
Cange était probablement un homme compatissant, plusieurs témoignages l’affirment à d’autres occasions, mais l’exploitation qu’en firent les organisateurs de la Terreur ne laisse aucun un doute sur leurs intentions.
Quelle magnifique manipulation de l’opinion !
NOTES
(1) Dans ses efforts pour faire disparaître toute trace de l “Ancien Régime” et du Christianisme, la Convention Nationale imposa un calendrier “républicain” dont le 1° jour était le 20 Septembre 1793.
(2) Commissionnaire : l’ordinaire de la prison étant fort spartiate, les gens aisés qui désiraient un surplus de nourriture pouvaient s’adresser à un commissionnaire qui se chargeait de faire leurs courses en ville.
(3) Prison Saint-Lazare : ancien hôpital où on soignait les lépreux et devenu une des prisons les plus sévères de Paris.
(4) Robert Boehm :”Les anciennes populations de Sarrebourg”- Tome II- Sarrebourg 2003- Page 346.
(5) Son portrait se trouve au château de Vizille, au Musée de la Révolution Française.
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